La vie au quotidien à Noisy-le-Sec sous l’occupation

Faits vécus par  nos grands-maternels et notre mère / bombardement d’avril 1944 

Préambule

Récits, histoires et anecdotes de la vie quotidienne à Noisy-le-Sec durant la guerre, vécue par nos grands-parents maternels et notre mère : les restrictions, le rationnement (entre-autre : l’alimentaire, les vêtements, les chaussures, le chauffage,…), le marché noir, le système D, la santé,… A noté que Noisy-le-Sec est situé à proximité immédiate de Paris (particulièrement envahi par les Allemands).

Souvenirs raconté par notre mère, complété par des éléments complémentaires que j’ai recherché sur Internet. Notre mère nous a raconté son vécu durant la guerre, cela lui faisait du bien de pouvoir retransmettre à ses enfants cette mémoire, afin que celle-ci reste vivante, « pour ne pas oublier ». Par ailleurs, dans le cadre de mon projet de manuscrit (projet qui a émergé au début des années 2000) j’ai eu des échanges approfondies avec elle sur le sujet : elle a participé avec beaucoup d’intérêts à mes interviens, c’était pour elle « une sorte de délivrance ».

Dans un autre chapitre, j’aborde d’autres évènements qu’elle a également vécue durant cette période : notre grand-père maternel (militant communiste et résistant local) pourchassé par la Gestapo, les violences qu’elle a subie de la part de cette Gestapo, le bombardement sur Noisy-le-Sec en avril 1944. Notre mère a eu la malchance de connaître une jeunesse terriblement perturbée (elle avait 7 ans au début de la guerre et 13 ans à la fin de celle-ci). 

A) La vie au quotidien à Noisy-le-Sec sous l’occupation  

Le temps des restrictions – Le temps des restrictions est bel et bien installé : les corbeaux et les pigeons remplacent désormais le poulet dominical, le haricot grillé, la fève cuite, l’orge et le gland à cochon relèguent bientôt le café au rang des souvenirs, les gâteaux sont servis en guise de plat principal… Le rationnement des produits va se généraliser progressivement entre l’été 1940 et l’automne 1941. Il concerne non seulement la nourriture dans sa totalité, le tabac ou le vin, mais aussi les vêtements, les chaussures, le chauffage. Chaque Français reçoit de la Mairie des cartes de rationnement à son nom, frappées de la lettre correspondant à sa catégorie (pour la « rue de Merlan » ou habitaient nos grands-parents maternels et maman, la distribution avait lieu le premier mardi de chaque mois à la Mairie de Noisy-le-Sec, à savoir 3 cartes de rationnement : Bigot Robert, Bigot Isabelle et Bigot Renée ). Des tickets sont joints par feuilles périodiquement renouvelables pour les principaux produits.

Chaque mois, les services du ravitaillement fixent la quantité de denrées concernées, quantité à laquelle chacun de ces tickets donne droit. En échange des produits fournis, les commerçants prélèvent les tickets correspondants. Ceux-ci les reversent aux services économiques afin d’être réapprovisionnés le mois suivant. Si toutefois les arrivages – et les incohérences de l’administration le permettent. Ainsi, entre le moment de la distribution des cartes, de l’inscription pour une denrée et celui de sa distribution, il s’écoule souvent des semaines, parfois des mois…

Les Français vont apprendre à gérer ce quotidien extraordinairement difficile. Ils appliquent scrupuleusement deux grands principes sans cesse rabâchés par la presse : « Ne rien perdre, faire durer ». Ainsi apprennent-ils par exemple à n’utiliser qu’1 g du savon de 100 g auquel ils ont droit chaque mois. Les « recettes de bonne femme » triomphent. En séchant, l’ail soude aussi bien que la colle forte. En faisant bouillir du lichen blanc et des graines de lin dans de l’eau, que l’on écrase et que l’on filtre, on obtient de l’huile. Plus de chocolat ? Qu’importe, la France regorge de châtaignes dont la farine sert aussi à fabriquer… de l’eau de vie… 

Réquisitions de l’armée allemande – Les Français ne sont pas les seuls consommateurs. A côté d’eux, disposant de priorités indiscutables, de moyens d’achat puissants et d’un change scandaleusement favorable : l’armée allemande. Non plus l’armée allemande de juin 1940, où des soldats de légende dévorent des omelettes de vingt-quatre œufs et meurent étouffés pour avoir mangé trop de pêches. Mais, très vite, une armée allemande organisée qui par exemple, dès le 25 août 1940, à Bordeaux, réquisitionne caoutchouc et savon, et, le 12 septembre, commande 20.000 caisses de Bénédictine dont 300 livrables immédiatement. Ses réquisitions et ses achats ont pour but, non seulement de nourrir les troupes campant sur le sol français, mais aussi les civils allemands et, plus tard, les soldats de l’Est.

Lorsqu’on effectuera le recensement des denrées emportées (achats amiables, prises de guerre, réquisitions), on arrivera, pour la période allant de juin 1940 à juin 1944, à 2.845 000 tonnes de blé (la moitié d’une récolte annuelle) et presque autant d’avoine, 845.000 tonnes de viande (soit plus que la consommation de 40 millions de Français pendant l’année 1941), 711.000 tonnes de pommes de terre, 220 millions d’œufs, 750.000 chevaux, etc. Les représentants français à la Commission d’armistice de Wiesbaden ont beau attirer l’attention sur la disparité des rations françaises et des rations allemandes, réclamer l’arrêt des exportations hors de France de toutes les denrées alimentaires, solliciter une réduction des achats des troupes ainsi que des livraisons de compensation de pommes de terre et de sucre allemand, la plupart de ces réclamations restent sans effet.  

La pénurie de textile – La pénurie de textile touche de plein fouet la capitale (et du même coup Noisy-le-Sec) coupée de ses approvisionnements habituels du nord et de la région de Lyon et de Roanne située en zone sud. La production des usines de la région parisienne ou de Normandie est en grande partie réquisitionnée par l’armée allemande. Les premiers tickets de textile apparaissent le 18 juillet 1941 et une réglementation sévère règle le volume de la matière première livrée aux fabricants d’habits et les lots d’habits distribués aux commerçants.

Pour faire face à la pénurie, des « ersatz » (un sous-équivalent de moindre qualité, aussi appelé « succédané ») font leur apparition : tissus de remplacement fabriqués avec de la fougère, des poils de lapin, des crins d’acétate et même des cheveux dont un décret de mars 1942 ordonne la récupération. Le « Latané », qui est censé remplacer la laine, se compose de 15 % de laine, de 80% de fibranne et de 5 % de poils de lapin. Mais les résultats sont généralement décevants. Les nouveaux tissus sont de très mauvaise qualité, ne sont pas chauds et ne résistent pas à l’eau. Toutes les astuces sont bonnes pour faire face à la pénurie de textile. On rajeunit ou transforme ses habits. On utilise ses vieux rideaux pour tailler une veste, une robe.

Maman cite le cas de deux femmes de la même taille qui achètent à elles deux un seul tailleur qu’elles porteront à tour de rôle avant de se brouiller au bout de quelques mois ! Les vieux tissus sont récupérés. Ils peuvent être échangés contre des bons de textile. Le « Secours national » (organisme français créé le 4 août 1914 pour épauler les services sociaux, réactivé le 19 octobre 1939 par décret, il agit aussi sous le nom « Entraide d’hiver du Maréchal ») organise des collectes de vieux vêtements qu’il lave, trie et recoupe avant de les distribuer aux plus nécessiteux. 

Le Ministère du ravitaillement – Le premier rôle du Ministère du Ravitaillement est d’interdiction et de rationnement. La liste des denrées alimentaires rationnées s’allongera avec les mois. Après le pain, les pâtes alimentaires, le sucre (le 2 août 1940), c’est le tour (le 23 octobre 1940) du beurre, du fromage, de la viande, du café, de la charcuterie, des œufs, de l’huile, puis du chocolat, du poisson frais (en juillet 1941), des légumes secs, de la triperie (en octobre 1941), des pommes de terre, du lait, du vin et même, à certaines époques, des légumes frais. Les rations diminuent d’année en année, et les difficultés de production ou de transport entraînent souvent, en dehors de toutes dispositions légales, des restrictions supplémentaires. Anodines, au début, les interdictions se précisent et se précipitent rapidement. De plus en plus rare, le pain devient également de plus en plus noir. On institue des jours sans viande : les mercredi, jeudi et vendredi. Peu de pain, pas de viande, et, lorsque les fruits sont abondants, peu de sucre. Dès le mois de juillet 1940, les consommateurs sont avertis qu’il leur faut renoncer aux confitures familiales. La confiserie est interdite, mais les mères de famille qui mettent au monde des jumeaux ont cependant droit à 2 kilos de dragées ! 

Denrées rationnées – Entre 1940 et 1941, la liste des denrées rationnées s’est allongée. Après le pain, c’est le sucre, puis le beurre, la viande, le café, la charcuterie, les œufs, l’huile, le chocolat, le poisson frais, le lait et, enfin, les pommes de terre. Au cours du premier hiver les Français sont relativement favorisés pour les rations. Ils ont par mois : 450 gr de beurre et 1 kg de viande. Pour le pain c’est 350 gr / jour. Mais ils sont peu à peu amenés à la portion congrue au cours des années suivantes : 150 gr de beurre (5 gr / jour) en 1943 et 50 gr en 1944 (1,70 gr / jour) ¤ 400 gr de viande (13 gr / jour) ¤ Pour le pain c’est passé à 275 gr / jour .

Les Français ont d’abord une réaction psychologique qui se traduit par un rush sur tous les magasins dans lesquels ils sont décidés à tout acheter, y compris les rossignols dont sont trop heureux de se débarrasser les vendeurs. Mais qu’importe, pour les avoir, ils attendent leur tour… ils font la queue. C’est une sujétion, c’est parfois un amusement, mais cela devient aussi un métier puisqu’en le pratiquant on peut gagner 4 à 5 francs de l’heure si l’on remplace une personne que ce stationnement ne divertit pas. Les membres d’une même famille se relaient devant la porte de l’épicier en attendant que la voiture de celui-ci revienne de l’approvisionnement. Quelquefois le véhicule est vide, mais les heures passées en vain ont permis aux ménagères de bavarder, d’échanger des recettes et de tricoter en dépit du froid et de la pluie. 

Le commerçant roi – A la fin du mois d’octobre, et surtout dès novembre 1940, avec l’apparition du froid et des journées plus courtes, voici le train des restrictions. Comme il arrive nécessairement dans les périodes de disette, l’administration réglemente : les cartes d’alimentation mettent en évidence la raréfaction des denrées ; les prix étiquettent la réalité : trois jours sans viande ; on s’inscrit dans les boutiques pour essayer d’échapper à la queue ; les restaurants sont classés en quatre catégories. Les commerçants prennent de l’importance. L’Etat se sert du commerçant comme d’un pourvoyeur, d’un répartiteur, d’un percepteur, d’un contrôleur ; et celui-ci saisit la balle du profit au bond. L’épicier, le crémier deviennent de petits princes : non contents de répartir, ils font la morale, au nom du Maréchal, leur grand homme ; n’est-ce pas lui qui est resté près d’eux, qui a prononcé les paroles les plus humaines, qui a révélé aux Français les fautes dont ils paient le prix amer ?

Donc, finie la vie large, les vitrines garnies ! Se restreindre, calculer, économiser, faire des provisions, voilà la doctrine, et patienter, attendre d’être servi à son tour ; si on n’a pas sa ration aujourd’hui, tâcher d’être parmi les premiers à faire la queue demain. Oui, finie la vie de château, dont notre peuple n’a que trop joué (dixit Pétain) ! La vie de château, le mot le dit, sera réservée aux féodaux de cette nouvelle société — les paysans et les commerçants, fournisseurs et distributeurs, avec la cohorte louche des intermédiaires. Contrairement à la courbe des échecs familiaux, la courbe des faillites commerciales tombera presque à zéro. Les épiceries, les entreprises de transport, les vendeurs de textile vont se multiplier.

Dans cette nouvelle jungle, les lois ne sont pas appliquées, parce que la situation est fausse : l’Occupation n’a jamais été et ne sera jamais un régime normal ; le véritable maître, l’Allemand, se cache derrière l’administration française à laquelle il n’a qu’apparemment confié les rênes. Mais il se sert d’abord et l’administration ne dispose que des restes, sur lesquels des millions de Français se jettent voracement. Dans cette ruée, pas de sentiment, les plus malins l’emportent. 

Pénuries de charbon – Aucune distribution de charbon n’a lieu pendant l’hiver 40-41, les Parisiens doivent vivre sur leurs réserves. En juillet 1941, les tickets de charbon sont institués mais tous ne seront pas honorés. Les rations sont de 300 kg pour deux mois en 1943 (soit 5 kg de charbon / jour) ce qui est tout à fait insuffisant. Les enfants de moins d’un an ont le droit à 50 kg supplémentaire par mois et les femmes enceintes à 100 kg au moment de l’accouchement. Les personnes qui travaillent chez elles comme les peintres, les écrivains, les musiciens, etc. sont obligées de faire des démarches interminables pour obtenir des suppléments d’allocation. Ceux qui habitent de grands appartements sont beaucoup plus touchés que les autres.

Les Parisiens équipés d’un chauffage au gaz sont un peu plus favorisés car le gaz manque moins que le charbon mais sa qualité a beaucoup baissé. Comme il chauffe moins bien, on en dépense beaucoup plus. Il est à son tour rationné à partir de 1943. Le remplacement du charbon par le bois ne résout rien car il n’est pas possible de l’acheminer faute de moyens de transport. Des expériences d’ersatz comme le « carbofeuille » sont tentées mais sans grands résultats. Le mieux reste de calfeutrer les pièces où l’on habite et de condamner celles qui ne sont pas indispensables ou trop dures à chauffer.

Beaucoup de Parisiens et Noiséens (Noisy-Le-Sec) souffrent du froid. Maman a raconté qu’au début de l’hiver 1941, elle dormait dans une chambre dont la température ne dépassait pas les 5 degrés (dans la chambre des grands-parents, la température pouvait même descendre à 4 voire 3 degrés). Pour beaucoup, la meilleure solution dans la journée pour échapper au froid consiste à se réfugier dans les lieux publics comme les cafés, les bureaux de postes, les halls de banque, les serres du Muséum, les bibliothèques ou plus simplement le métro.

Maman apprécié encore-plus d’aller à l’école afin de retrouver un petit-peu de chaleur en classe, par contre elle avait la hantise de devoir se réfugier avec sa classe et la maitresse dans le cave lors des « alertes bombardements », la cave étant particulièrement humide (c’est d’ailleurs à cause de cela que maman a eu dans sa vie de gros problèmes d’arthroses et une « polyarthrite rhumatoïde » qui s’est manifesté vers 45 ans).  

Les cartes d’alimentation – Les possesseurs de cartes d’alimentation doivent tenir une très sérieuse comptabilité. Entre le moment de la distribution (les cartes, de l’inscription pour une denrée et celui de la distribution, il s’écoule souvent des semaines, parfois des mois. Il faut donc veiller attentivement à ne pas égarer ces légers tickets de couleur qui, même inutilisés (mais non détachés par d’autres ciseaux que ceux de l’épicier) peuvent, un jour, se voir dotés de quelque valeur par un ravitaillement soudain généreux. La perte des tickets représente, dans les foyers modestes, un véritable drame, et l’on imagine sans peine le désespoir de cette Parisienne, Mme Vicieux, qui, ayant déposé ses cartes d’alimentation près de son lapin domestique, arriva trop tard pour les disputer au rongeur. Dans un très gros portefeuille, la mère de famille range donc, côte à côte, les cartes de vêtements et d’articles textiles, les cartes d’alimentation, les cartes de tabac, de jardinage, de vin, les bons d’achat pour une veste de travail ou une culotte de bain, les coupons permettant l’acquisition d’une paire de chaussures et de produits détersifs, les tickets pour les articles de ménage en fer et les articles d’écoliers, etc…

Il faut se tenir au courant des « déblocages » annoncés par la presse ou l’épicier, tenir à jour ses inscriptions, deviner l’heure à laquelle commencera la queue favorable, surveiller le compteur à gaz et le compteur d’électricité, marchander une fausse carte de pain moins chère qu’une vraie, mais plus difficile à faire passer. Les cartes de ravitaillement classent les Français en huit catégories. Désormais, on n’est plus bourgeois ou prolétaire, mais A ou T. L’adolescence, cet anonymat aux frontières troubles, se voit arbitrairement découpé et le législateur, aidé par la longueur des restrictions, fera passer le mot J 3 du langage administratif à celui du théâtre et du cinéma. Voici quelles sont les catégories de rationnaires :

      • Carte « E » :   enfants âgés de moins de 3 ans 
      • Carte « J 1 » : enfants âgés de 3 à 6 ans 
      • Carte « J 2 » : enfants âgés de 6 à 13 ans 
      • Carte « J 3 » : adolescents de 13 à 21 ans. 
      • Carte « A » :   consommateurs de 21 à 70 ans, ne se livrant pas à des travaux donnant droit aux catégories T ou C 
      • Carte « T » :   travailleurs de force (de 21 à 70 ans
      • Carte « C » :  consommateurs de plus de 21 ans se livrant à des travaux agricoles 
      • Carte « V » :  consommateurs de plus de 70 ans 

La carte « T » donne droit à des suppléments de pain, de viande, de vin, etc. Objet, à ce titre, de bien des convoitises, elle est attribuée suivant des règles parfois incompréhensibles. Y ont droit ceux qui fabriquent des billards ou des armures de théâtre, mais non les fabricants de parapluies : ceux qui travaillent dans une usine de conserves de poisson, mais non ceux qui sont employés par une usine de conserves de légumes ; ceux qui confectionnent des yeux de poupées, mais non les horlogers 

Le troc – Le troc, aux lois mouvantes, naît avec les premières restrictions. Un chroniqueur de la Petite Gironde en révèle les mystères à ses lecteurs, le 26 septembre 1940 : ma voisine, de retour de son voyage stratégique en Dordogne, a retiré 20 litres d’essence de sa voiture, vouée désormais au repos. 20 litres d’essence, c’est pour l’instant, une valeur en or, une petite fortune ! II est naturellement facile de trouver un acquéreur. Vendre de l’essence, vous plaisantez, c’est une monnaie d’échange trop précieuse : j’aurai, en la divisant en plusieurs lots, du beurre et ces merveilleuses denrées que sont le café et le sel ! Dans ces négociations ténébreuses, il doit y avoir, pensez-vous, quelques cours réglant les échanges ? Détrompez-vous. Les cours s’établissent suivant la rareté momentanée des denrées en cause. Cependant, les statisticiens essaient de saisir sur le vif, et de fixer pour la postérité, le cours de ces échanges. Ils ont entendu parler de ce négociant en vins de Sète qui expédie des fûts à Pau et les récupère lestés de jambon, de lard, d’avoine, de pommes de terre ; ils relèvent dans le journal de l’Indre, le Département, cette annonce significative : « Echangerais belles oies contre poste T.S.F. avec ondes courtes ». Ils savent que, dans le Puy-de-Dôme, on obtient un kilo de beurre avec deux kilos de sucre ou quatre paquets de cigarettes, un porc avec un costume, que l’on paie le menuisier, le maréchal-ferrant en lait, beurre, œufs. Mais, un jour ou l’autre, les ressources officielles, comme celles du troc, ne suffisent plus et les Français, tous les Français, riches ou pauvres, font connaissance avec le marché noir. 

Expéditions de ravitaillement – C’est l’âge d’or des intermédiaires. N’importe qui trafique de n’importe quoi. Un Russe blanc, Szokolnikov, amassera, au service des Allemands, une fortune de 8 milliards de francs anciens ! Le commerce de détail prospère, de façon souvent paradoxale. L’irrégularité, au double sens du terme, des approvisionnements dirige la viande chez le mercier, les légumes chez le boucher. Parmi les temples parisiens du marché noir figurent en bonne place les loges de concierge. Mais ravitaillement officiel et marché noir ne peuvent s’organiser en un jour. Et l’hiver 1941 est très dur. Aussi, dès le printemps, les habitants des grandes villes (entre-autre ceux de Noisy-le-Sec), ceux de Paris surtout, se souviennent de leurs parents et amis de province, ou s’en découvrent. Les week-ends sont consacrés aux expéditions de ravitaillement.

Les trains du samedi partent, débordants de familles avec vélos, valises, havresacs (nom donné à un type de sac se portant sur le dos, utilisé initialement, jusqu’en 1940, pour contenir l’équipement militaire d’un fantassin). Il faut avoir vécu ces retours du dimanche soir, avec des voyageurs sur les tampons ou les marchepieds des vieilles voitures ! Le problème est de ne pas se faire prendre. Dans les campagnes, il y a les Feldgendarmen avec leurs massifs hausse-cols (police militaire allemande, péjorativement surnommés « Kettenhunde » – en français « chiens enchaînés » – à cause de la chaîne qu’ils portaient autour du cou). Les gendarmes français, eux, ferment volontiers les yeux. Mais l’octroi (impôt local indirect) ceinture encore Paris ; les gabelous (employés municipaux chargés du prélèvement de cet impôt local indirect), surveillés par les Allemands et le réflexe professionnel aidant, se montrent parfois indiscrets. On descend à contre-voie, on cherche des sorties interdites. A la Gare Montparnasse, il est facile de se faufiler par le dépôt des bagages. Une fois en ville, on se heurte parfois à des contrôles de police. On ne se sent sauvé qu’une fois arrivé au domicile.

On se délasse enfin, car le trajet, souvent debout, dans des wagons bondés, ne repose pas des kilomètres à bicyclette, avec 40 ou 50 kilos de victuailles sur le dos ou sur le porte-bagages. Tandis que les paysans améliorent leur régime, mangent de la viande, s’enrichissent, vendant le minimum au ravitaillement, le maximum au marché noir, remplissent leurs lessiveuses de billets de banque, et soutiennent les finances de l’État et l’industrie en souscrivant massivement aux emprunts publics et privés, les citadins, malgré leurs efforts, s’appauvrissent et sont réduits à la portion congrue. Avec leurs salaires gelés, les travailleurs des villes font difficilement face au coût réel de la vie. Les colis familiaux ne sont qu’un palliatif, en dépit des 50 kilos de produits alimentaires autorisés périodiquement. Naturellement, ce seront les faibles qui pâtiront le plus : les indigents, les vieillards, les inexperts dans la pratique du marché noir. 

Le paysan devient roi – Les prélèvements de denrées alimentaires deviennent tels que la population commence à souffrir, dans les villes surtout. Le paysan devient roi. Pour se faire pardonner ses gains, il est relativement généreux : 300.000 Parisiens ont bénéficié en 1941 de ses « colis familiaux ». Les curés s’entendent fort bien à lui faire sortir un peu de ses surplus ; ne disposent-ils pas du secret de la confession ? Les paysans camouflent la plus grande partie de leurs réserves : il faut souvent la menace, surtout dans les régions ouvrières, pour les leur faire livrer. Cependant, ils ne s’opposent jamais à la réquisition des occupants qui paient bien. Et, dans les trains, on les voit tailler à même des miches de pain blanc et piocher dans des pots de beurre. Le paysan a conquis une sorte de royauté ; il en profite comme d’une revanche sur les temps anciens où il était le parent pauvre. A partir de 1942, les départements agricoles sont les seuls où les naissances l’emportent sur les décès ; et même, la paysannerie se nourrissant mieux qu’avant la guerre, la proportion de la mortalité régresse en son sein. 

Le retour à la terre – Le gouvernement prône le retour à la terre et, malgré l’absence des 700.000 paysans prisonniers, tout le monde s’y met avec enthousiasme. Pendant quatre ans, être fermier sera la vocation rêvée. On élève des poules, on cultive des bacs de salades sur les balcons ; le rutabaga fleurit dans les jardins à la française ; au printemps, les jardins publics se hérissent de « rames » à petits pois, on récolte des pommes de terre dans les jardins du Luxembourg et des Tuileries ; les fumeurs entretiennent amoureusement quelques plants de tabac. Le Maréchal lui-même loue une propriété à Charmeil, près de Vichy, où il fait élever les agneaux enrubannés qu’on lui offre à l’entrée des villes. Troquer devient une façon de survivre : un jambon peut favoriser une promotion, du blé apporte un manteau, du savon débloque des pommes de terre.

Les paysans deviennent rois, mais dans les villes, l’existence est pénible malgré des recettes de gâteaux sans sucre ni œufs et de rôtis de pommes de terre. On fabrique des savonnettes avec des marrons d’Inde. Les femmes tricotent après avoir passé des heures à détricoter de vieux chandails. La faim rend ingénieux : un jeune avocat du Nord, Philippe Lamour, arrivé à bicyclette à Bellegarde dans le Gard, crée les premières rizières de Camargue. Mais les spéculateurs du marché noir commencent à bâtir des fortunes qui deviendront « respectables » grâce à quatre années d’une disette de plus en plus complète. 

Mise en culture de terres abandonnées – Vichy ordonne la mise en culture (volontaire ou forcée) des terres abandonnées et particulièrement des grands espaces de Sologne et de Grau. Les jardins ouvriers sont encouragés, dotés de subventions, de conseils, d’instruments. Sous la surveillance plus ou moins exacte de commissions de contrôle, on voit se grouper dans les établissements religieux, les usines, les bureaux, tous ceux qui n’ont pas oublié leurs origines paysannes. Financièrement et psychologiquement, le gouvernement encourage également le retour à la terre. Les journaux chantent le courage et l’intelligence de ceux (ils sont 25.000 paraît-il) qui ont su revenir à la terre pour mieux manger sans doute, mais aussi pour faire revivre une parcelle de sol français . Afin de réduire le gaspillage, on mobilise les enfants des écoles pour la récolte des châtaignes et des glands. La lutte contre le doryphore est intensifiée. Le service civique rural organisé.

Le remembrement favorisé. Dans la volonté de ne laisser aucun lopin de terre inutilisé, on ira jusqu’à mettre en culture le jardin des Tuileries. Une fois mûres, les tomates, poussées à la place des fleurs, seront distribuées au Secours national. Mesures spectaculaires à l’influence limitée. De 1940 à 1944, les surfaces cultivées diminuent de 16 % pour le blé, de 22 % pour les betteraves sucrières, de 29 % pour l’avoine et l’orge. Elles n’augmentent sensiblement que pour les légumes frais et pour les cultures oléagineuses (colza, oreillette, navette) où elles passeront de 9.000 hectares à 267.000. Quant aux récoltes, comment ne diminueraient-elles pas dans un pays où les engrais font défaut ainsi que les machines neuves, l’essence, les semences sélectionnées et jusqu’aux fers à chevaux depuis que l’armée allemande s’est emparée des stocks de l’unique usine de Duclair ? 

Les files d’attente – Pour contrarier quelque peu l’effet des hausses, le gouvernement s’efforce de favoriser les familles nombreuses, ainsi que les catégories sociales financièrement les plus démunies. Il institue la « carte nationale de priorité » accordée aux mères de famille ayant au moins 4 enfants de moins de 16 ans (ou 3 de moins de 14 ans, ou 2 de moins de 4 ans), aux femmes enceintes et aux mères allaitant un enfant. Ces cartes permettent d’échapper (parfois non sans querelles et incidents) aux queues qui rassemblent des centaines de personnes devant la boutique, souvent close du boucher, de l’épicier, du charcutier. Elles ont pourtant été interdites, ces files d’attente (à Lyon d »abord, puis à Paris, le 1″ juillet 1941) ; on croit les éviter en multipliant les inscriptions, mais elles se reforment chaque fois que la plus petite denrée en vente libre apparaît dans un quartier.

Faire la queue est devenu une sujétion, un divertissement, un métier. Il y a la queue à relais faite par les membres d’une même famille qui se succèdent d’heure en heure le long du trottoir: La queue à surprise qui consiste à attendre la voiture de l’épicier sans savoir ce que la voiture lui apportera. Et parfois, elle est vide. Les mères de famille nombreuse échappent du moins à cette astreignante discipline où les bavardages, la lecture et le tricot ne font oublier ni le froid ni la pluie. 

Les fumeurs – Ce sont sans doute les fumeurs qui déploient l’ingéniosité la plus étonnante pour satisfaire leur passion. Tabac et cigarettes sont sévèrement rationnés. Les femmes françaises (contrairement aux allemandes) n’y ont pas droit. Les fumeurs ramassent précieusement leurs mégots… ou ceux des autres. On vend de jolies petites boîtes pour les conserver et de petites machines à rouler les cigarettes, pour les maladroits. Il y a ceux qui cultivent du tabac dans leur jardin ou sur leur balcon et le préparent eux-mêmes. On voit, ou plutôt on sent pire : d’étranges mélanges de végétaux, offensants à l’odorat le plus endurci. Les Belges se vantent qu’aussi longtemps qu’il poussera de l’herbe en Belgique, les Français ne manqueront jamais de quoi fumer ! 

Pénuries de chaussures – Les chaussures deviennent aussi très rares car le cuir fait défaut. En janvier – février 1942, Paris ne reçoit que 88.280 paires de chaussures ce qui est dérisoire pour une ville qui compte alors plus de deux millions d’habitants. Des tickets de chaussures font leur apparition. Une commission est même créée à l’Hôtel-de-Ville pour examiner les demandes d’attribution de chaussures. Les bottiers ont interdiction de fabriquer des chaussures montantes ou des bottes. 

La santé de la population – Malgré les distributions officielles, la débrouillardise individuelle, le rationnement sévère des spiritueux et autres mesures contre l’alcoolisme, la santé de la population des grands centres urbains se détériore gravement, surtout en zone Sud, moins favorisée par la nature. La mortalité augmente, prélevant un lourd tribut sur les vieux, les malades, les jeunes enfants. Les citadins perdent du poids, même à Paris, avec son énorme marché noir. 24 % des Parisiens adultes pèseront 8 kilos de moins que le poids normal, 38 % de 4 à 8 kilos : effet cumulé d’un régime insuffisant et d’un exer­cice inhabituel. Comparé aux années d’avant-guerre, le taux de mortalité s’accroîtra également de 24 % pour le Grand-Paris, de 29 % à Marseille et jusqu’à 57 % pour le Grand-Lyon, entouré de vignobles et de montagnes.

En revanche, dans les terres plantureuses de l’Ouest, la mortalité décroîtra de 11 %. La santé morale se détériore en proportion de la santé physique. Le « système D » se joue des lois et des règlements, sans souci de leur origine française ou allemande. La génération des moins de vingt ans, souvent privée de père, prisonnier de guerre, s’y adonne allégrement. Des individus jusque-là honnêtes se mettent à chaparder des produits alimentaires, surtout du pain, ou à acheter des cartes de pain volées, ou fausses dont la fabrication est passible de la peine capitale. Les personnes de moralité irréprochable considèrent tous ces trafics avec indulgence. L’Église catholique pardonne à ceux qui ne le font pas à des fins lucratives. Au « ils nous prennent tout » s’ajoute maintenant « c’est toujours ça qu’ils n’auront pas ». 

La réglementation des restaurants – La réglementation des restaurants est d’une complication qui serait décourageante… si elle était observée. Classés en quatre catégories :

  • « A » de 35,10 francs à 50 francs ;
  • « B » de 25,10 francs à 35 francs ;
  • « C » de 18,10 francs à 25 francs ;
  • « D » égal ou inférieur à 18 francs

Ils doivent afficher à partir de 10 heures, non seulement le menu, mais aussi la valeur des tickets à remettre par le client.

Pour la composition des menus (tout service à la carte étant interdit), quatre formules sont admises entre lesquelles le consommateur a le choix. La nature des hors-d’œuvre, qui doivent obligatoirement être servis froids; est déterminée : pas de poissons, pas de salades contenant des œufs. Ni beurre, ni sucre à la disposition des clients. 20 centilitres de vin seulement à chaque repas. Enfin, le restaurateur n’a même pas le droit de tenter un éventuel client. Tous les fruits et plats doivent être rigoureusement invisibles de l’extérieur. 

La première année de l’Occupation – Pendant la première année de l’Occupation, la société de marché noir se met en place, dans une immense combinaison clandestine qui n’a rien de politique. A côté des boutiques qui ont pignon sur rue, s’installe le troc ; quiconque a une monnaie d’échange finit toujours par dénicher l’objet ou la nourriture qu’il désire. Dans les villes, chaque immeuble a son petit dépôt, chez le concierge, ou chez n’importe qui. Les commerçants eux-mêmes, s’ils vendent les produits pour lesquels ils paient patente, disposent des marchandises les plus diverses. D’une zone à l’autre, il y a un appel constant : dans la zone nord, pas de vin, ni d’huile, ni de savon ; dans la zone sud, pas de farine, ni de sucre, ni de pommes de terre, ni de graines four­ragères, ni de charbon, etc. Quand la marchandise manque, apparaît l’ersatz ; c’est un mot allemand, car l’Allemagne a été obligée de fournir à ses citoyens des produits de remplacement.

Chez nous, l’Occupation en impose la nécessité : la saccharine va nous donner l’illusion du sucre et des fabricants plus ou moins véreux vont, à coup de publicité éhontée, se gorger de profits avec des produits qu’ils vendront en réalisant d’énormes bénéfices, car les fonctionnaires du « service des prix » (recrutés au petit bonheur la malchance) se laissent duper quant aux coûts de fabrication… ou bien se laissent acheter. Les protestations contre I’insuffisance des rations se multiplièrent. Ainsi, en mars 1941, on lança des tracts dans les quartiers de Ménilmontant et de Belleville, qui mêlaient les premières accusations politiques à la disette: A manger aux Français… A bas le fascisme ! 

L’organisation du marché noir – L’organisation du marché noir est la parade indispensable aux ponctions exorbitantes des occupants, masse improductive, jouisseuse, insolente, volontiers abusive. Ainsi comprend-on mieux l’absolution préalable et générale que le cardinal Suhard (cardinal en 1935 et archevêque de Paris à partir de 1940 et donc durant toute la période de l’occupation par les armées du IIIe Reich) donne aux pratiquants de ce système individuel : « Ces modestes opérations extra-légales, par lesquelles on se procure quelques suppléments jugés nécessaires, se justifient tout à la fois par leur peu d’importance et par la nécessité de la vie. » L’Etat lui-même ferme les yeux : la loi du 15 mars 1942 sur le marché noir précisera : Les infractions qui ont été uniquement commises en vue de la satisfaction directe de besoins personnels ou familiaux sont exemptes de poursuite. 

Les cousins – Ils se découvrent des « cousins » qui habitent à la campagne et qui leur envoient des « colis familiaux ». Ces colis sont d’abord admis par le gouvernement sous certaines conditions : pas plus de 50 kilos, et ils ne doivent contenir ni farine, ni légumes, ni pommes de terre, ni matières grasses. Ils sont à la base d’un « marché gris », toléré et tolérable !

Puis, rapidement, ce « marché gris » vire au « noir » parce que les produits concernés changent… de direction et voisinent dans les paquets avec des produits… défendus. Ils ne sont plus réservés à la seule table familiale, ils servent aussi de monnaie d’échange. On troque de la matière grasse contre du tabac; du porc contre un costume; on paie le menuisier et le plombier avec du lait, du beurre, des œufs ou des lapins. Les « colis familiaux » sont l’avant-garde du marché noir. Les « BOF » Beurre, Œufs, Fromages » : paradoxalement en ce temps de pénurie, des épiceries s’ajoutent à celles qui existent et deviennent très importantes, La famille des « Beurre, Œufs, Fromages », des B.O.F. , naît, fait souche; son cercle s’agrandit. Elle a un grand appétit. d’argent vite gagné, elle exhibe un luxe tout neuf. Elle ne discute pas « affaires » dans l’arrière-boutique mais dans les bars des Champs-Elysées.

Un de ses représentants vend, notamment en 1941, 980 kilos de gruyère à 50 francs l’un au lieu de 21 ; 66 kilos de parmesan à 70 francs au lieu de 40… entre autres denrées. Tarifs qui trois ans plus tard paraîtront d’ailleurs bien faibles. Des produits seront vendus jusqu’à trente fois plus cher que leur valeur. Les trafiquants cherchent aussi dans le Nord des articles de ménage et des textiles car on ne vend, avec tickets, que du tissu… sans textile, qui a une fâcheuse tendance : celle de se ratatiner à l’humidité. Tous se démènent, les uns pour nourrir leurs femmes, leurs enfants, leurs amis avec un petit bénéfice sans doute; les autres dans un but lucratif.

Les uns se déplacent par le train, les autres en voiture ou en camion que déforme l’installation du gazogène (puisque l’essence est rationnée). Ceux-là ont monnayé au prix fort la possibilité de rouler, ce qui surenchérit d’autant le prix des denrées qu’ils ramènent. D’autres encore ont adopté la bicyclette : on compte plus de 10.700.000 « petites reines » en 1942 contre plus de 8.300.000 en 1939. On transporte, on stocke de tout dans n’importe quoi… 38 kilos de sucre dans un piano à queue; un petit veau dans une voiture d’enfant, où déjà est installé un bébé; on cache des pâtes alimentaires et de la viande dans un caveau du cimetière de Saint-Germain-en-Laye. 

Le marché clandestin sous l’Occupation – La vente des savonnettes, 8 francs l’une, est pratiquée dans la rue… à la sauvette par des vendeurs qui ne se sauvent même plus, par les garçons de café, par les dames des vestiaires… également pourvoyeuses de bas de soie. On trouve chez les concierges tout ce qui peut être stocké vingt-quatre à quarante-huit heures : des légumes, des fruits, de la viande, et l’on peut chanter, comme sous le Directoire : « Le cordonnier vend des rubans et le coiffeur du fromage. ». Le marché clandestin de l’ail se tient au métro Saint-Augustin et celui du tabac à la station Strasbourg-Saint-Denis; on se heurte un peu partout dans les couloirs aux vendeurs d’éponges métalliques, de sucres d’orge, de produits d’entretien, d’enveloppes. Les commerçants du marché noir, dit-on, peuvent, dans la rue Robert-Houdin, à Belleville, fournir en un clin d’œil un repas de noce et habiller le cortège 

Le système D – Pauvres ou riches, tout le monde essaye de se débrouiller et le système D est à l’honneur. Les produits de remplacement, les ersatz, tiennent une grande place dans la vie quotidienne. Le docteur de Pomiane publie un livre de recettes où l’on apprend à faire de la bonne cuisine avec ces fameux ersatz. On rit beaucoup en lisant dans un journal cette légende dans laquelle une femme répond à son mari qui lui reproche le goût de rose de ses frites : – Que veux-tu, j’ai eu la chance de trouver un peu de brillantine dans un tiroir…

On apprend à faire une mayonnaise sans œufs, avec de la moutarde, de la farine, de l’huile et beaucoup d’eau froide; et du café sans café, avec des graines de lupin, des châtaignes, des glands, des peaux de pommes séchées; on sucre le café… sans sucre, avec de la saccharine qui n’est pas toujours de la saccharine, mais une décoction de bois de réglisse; on mange du pâté de foie sans foie, qui n’est autre que de la mie de pain étroitement mêlée à de l’oignon et à de la levure; on découvre dans le Midi, le millas, sorte de pâte de maïs.

Pendant que les ménagères et leurs familles expérimentent ces mélanges inattendus d’ingrédients, un diététicien, qui fait autorité, affirme dans un quotidien que la viande n’est pas nécessaire à l’organisme, tandis que sur la page même où il explique ce point de vue, une publicité pleine d’humour involontaire recommande un produit qui permet de maigrir…tout en mangeant à sa faim ce que l’on veut. On fait cuire le ragoût de rutabagas dans la marmite norvégienne qui triomphe depuis que l’usage du gaz et de l’électricité est réglementé ; on fume des feuilles d’ortie et de marronnier séchées qui font illusion, et de l’eucalyptus, mais certains, les connaisseurs, préfèrent s’en tenir à la récupération des mégots. Parce que la Wehrmacht ne laisse aux Français que 12 % d’une production de cuir déjà réduite, les énormes semelles de bois des chaussures de femmes ou des galoches des enfants claquent sur l’asphalte. 

Les valeurs morales sous vichy – Les Français ont vécu tant bien que mal pendant l’occupation. Certains, en exploitant les besoins des autres, se sont enrichis. On dit que les fortunes prodigieuses, acquises au cours de cette période, n’ont pas toutes tenu après la guerre, et que, leurs bénéficiaires y étant mal préparés, elles ont été dilapidées aussi vite qu’elles se sont faites. Quoi qu’il en soit, le marché noir ayant plus de consommateurs que de producteurs n’a pu qu’appauvrir la grande masse. Il a faussé non seulement les valeurs économiques, mais les valeurs morales.

On se vantait à la maison des « combines » apprises dans la journée et on se promettait d’en profiter. Des jeunes gens faisaient parfois des « coups » dont ils tiraient argument pour battre en brèche l’autorité des parents honnêtes ou non informés, qui s’escrimaient à des besognes peu rémunératives. On « considérait », et on était flatté de connaître les nouveaux messieurs issus de tous les milieux, qui régnaient sur le marché noir… Ce marché qui regorgeait de clientèle, qui pourtant se dérobait à toute publicité, qui était partout et nulle part. 

Les femmes sous Vichy – La femme est la principale cible. Un responsable du gouvernement résume ainsi son rôle dans la société vichyssoise : « si chacun balayait devant sa porte, la rue serait vite propre. Appliquons cela à la société et disons : si chaque femme soignait, purifiait, refaisait sa maison, comme la patrie deviendrait belle » ! C’est à cette image de la femme que le maréchal Pétain prétend rendre hommage en faisant de la « fête des mères » une fête nationale. Le 25 mai 1941, dans un de ses innombrables discours (il en prononce plus de 50 entre 40 et 41), il célèbre la famille « cellule initiale de la société » et le « foyer » dont la mère est la « maîtresse ». Ainsi la femme est renvoyée à la maison, dévouée à ses enfants, réduite aux tâches domestiques et son travail ne doit pas être salarié pour ne pas menacer celui des démobilisés.

Les nouvelles lois sont une atteinte à sa liberté de travailleuse, de mère et d’épouse. L’embauche des femmes et l’avortement sont interdits, le divorce est rendu plus difficile, voire impossible. Les pères seuls, sont reconnus comme chefs de famille. Qualifiés pompeusement par Pétain d’aventuriers des temps modernes, ils sont présents dans les conseils municipaux et siègent dans les associations de familles constituées dans toutes les communes. L’allocation de salaire unique représente durant cette période 50 % des prestations familiales, c’est dire l’intérêt que porte le gouvernement à l’image de la femme au foyer entretenue par son mari. Mais c’est nier la réalité de l’occupation. Les besoins en main d’œuvre des Allemands augmentent, la situation économique s’aggrave et le gouvernement est finalement contraint en 1942 de suspendre la loi qui empêchait les femmes mariées de travailler. Quelques dates :  

• 11 octobre 1940 : interdiction d’embauche de femmes mariées dans les services de l’Etat, les collectivités locales ou territoriales, obligation pour les femmes de plus de 50 ans de prendre leur retraite 

• 15 février 1941 : augmentation du taux des allocations familiales qui passent de 20 % à 30 % du salaire départemental à partir du 3ème enfant 

• 29 mars 1941 : l’allocation de mère au foyer est transformée en allocation de salaire unique et étendue aux femmes d’artisans et d’agriculteurs 

• 15 février 1942 : loi faisant de l’avortement un « crime contre la sûreté de l’Etat » 

• 2 avril 1941 : loi interdisant de divorcer avant un délai minimum de 3 ans de mariage, restriction des causes de divorces 

• 23 juillet 1942 : l’abandon de foyer n’est plus une faute civile mais une faute pénale 

• 23 décembre 1942 : loi protégeant la « dignité du foyer loin duquel l’époux est retenu par suite des circonstances de guerre » 

L’éducation sous le régime de Vichy – C’est par la réforme de l’enseignement que le gouvernement commence son œuvre d’éducation générale. L’enseignement primaire laïque est dénoncé comme responsable de la « démoralisation » du pays. Le corps enseignant est épuré, les écoles normales d’instituteurs fermées, les programmes révisés. En décembre 1940, le « Ministère de l’Instruction Publique » publie des programmes de morale inspirés de la devise « travail, famille, patrie. Dans toutes les écoles les élèves doivent chanter le fameux refrain : « Maréchal, nous voilà devant toi, le Sauveur de la France… ». On met en valeur l’éducation physique qui donne le goût de l’effort. Des écoles de cadres sont créées, pépinières de chefs, futurs dirigeants de la nation. 

La petite reine pendant l’occupation – Devant cette disparition des véhicules automobiles et la raréfaction ou l’inconfort des transports en commun, la bicyclette, jusqu’alors apanage urbain des seuls travailleurs manuels, confinés dans les quartiers industriels aux heures blafardes de l’aube et du crépuscule, fait soudain une rentrée en scène triomphale, et mérite de nouveau, après un demi-siècle d’éclipse mondaine, son titre de « petite reine ».

Pendant les années d’occupation, elle régnera sur les chaussées et dans les cœurs. Paris ressemble à une immense Copenhague. De 8.400.000 en 1938, le nombre des bicyclettes passera à 10.700.000 en 1942. Instrument de travail et en même temps luxe du prolétaire, elle devient le moyen de transport du bourgeois. Mais aux premiers jours après la défaite, avant qu’ils aient pu, à coups de relations ou à prix d’or, acquérir le deux-roues destiné à remplacer l’Hispano, la Delage, la Peugeot ou la Citroën, on a vu des magnats des affaires ou des maîtres du barreau déambuler en soufflant sur les trottoirs et regarder d’un œil envieux leurs employés ou leurs secrétaires, fièrement juchés sur leurs vélos.

Vélos parfois dénichés au grenier ou rapportés de la campagne et à qui l’obligation de porter une plaque minéralogique, assortie d’une carte grise, confère un titre de noblesse véritable. Bientôt, Saint-Étienne aidant, l’égalité des moyens de transport mécaniques est établie pour la première fois en France : les P.D.G. (ils sont institués à cette époque) et leurs subordonnés circulent démocratiquement côte à côte, nivellement momentané des classes sociales sur le macadam. Quelques taxis à moteur circulent encore, rarissimes. Les autres sont remplacés par les vélos-taxis, simples ou en tandem, actionnés par de vigoureux gaillards qui échappent ainsi au chômage et se font de bonnes journées. Comme pour les autos, les vols de bicyclettes sont fréquents et les infractions aux règlements de la circulation sévèrement réprimés 

Roues de vélos en bois – Pour pallier l’absence de pneus et de chambres à air, un artisan de la région de Lyon a inventé ces roues en bois. Les pneumatiques sont remplacés par des cylindres de bois assemblés autour de la jante; les rayons sont en frêne, bois très résistant et très souple. C’est, paraît-il, ce qui assure le confort du cycliste. L’adhésion au sol et la durée ne sont pas précisées… 

Les vélos-taxis – Les vélos-taxis, remorqués par un cycliste ou deux en tandem, firent bientôt leur apparition. Ils n’eurent jamais très bonne presse. Ceux qui s’y prélassaient, à moins qu’ils ne fussent visiblement affligés d’infirmités, faisaient figure de seigneurs féodaux exploitant des serfs, voire des serves, car plusieurs femmes se livraient au commerce de la pédale. Quant aux pédaleurs, ils se mirent à exploiter le malheur des temps et à exiger des prix fabuleux pour la moindre course. Très attaquée, la corporation n’en prospéra pas moins ; elle eut même ses manifestations sportives ; dès le 13 octobre 1940, une course de vélos-taxis sur les rampes de la Butte-Montmartre réunit de nombreux concurrents et attira une foule de curieux. Les fiacres et les coupés de louage sortirent des remises poussiéreuses où ils sommeillaient. Tous avaient une haute conscience de leur rareté et entamèrent avec les vélos-taxis une lutte serrée en vue d’établir le record des prix. 

Récup et Ersatz – On fume du topinambour, de l’armoise, du tilleul ; on sucre avec de la saccharine, on se nourrit de rutabagas, de glands de chêne, d’ortie, de cynorhodon… Les journaux délivrent mille astuces pour aider la ménagère à accommoder ces plantes : salade de pousses de chardons râpées, gâteau de pommes de terre, vin de cosses de pois, mayonnaise sans œufs etc… La liste est longue mais malheureusement, ces ersatz sont bien trop souvent dépourvus de principes nutritifs. En bref, c’est le règne du système D, de la récupération. Il faut être astucieux et bricoleur pour pouvoir tirer parti des déchets ou des vieilleries qui s’entassent dans les greniers. On ne jette plus rien, l’ampoule usagée permet l’achat d’une neuve, le tube de dentifrice vide celui d’un plein… Tous les moyens sont bons, en ces heures noires, pour survivre. 

Les semelles de bois – L’absence presque totale de circulation automobile fait régner de jour un calme insolite et transforme le spectacle de la rue. Les chaussées appartiennent aux bicyclettes, aux tandems, aux vélos-taxis. Oubliés, les embouteillages de naguère ! De temps à autre, une automobile allemande, fonçant à toute vitesse, les fait presque regretter, en rappelant, si on l’a un instant oublié, le désastre inouï, le recul soudain en plein Moyen-Age qui a rendu à la vieille métropole ce charme désuet, inquiétant et trop cher payé.

La disparition des émanations d’essence permet aux marronniers, parure de nos promenades, de garder leur feuillage tard dans l’arrière-saison. Mais le spectacle de la foule lasse, morne et râpée des piétons, autre signe éloquent de la triste réalité, aurait de quoi décourager le regard s’il n’y avait l’éternel féminin. La grisaille de la terne infanterie masculine est relevée par les taches de couleur des robes extravagantes, des chapeaux immenses des élégantes, précairement perchées sur leurs si hautes semelles, au défi tout ensemble des lois de la mesure, du rationnement et de l’équilibre. La mode est alors aux jupes relativement courtes et plissées, aux vestes de tailleur de coupe masculine, avec revers et épaules marquées. Les coiffures montent haut sur le front et, parfois, sont logées dans une sorte de turban.

Le ciel nocturne, de mémoire d’homme, n’a jamais été plus pur, la pleine lune plus belle, sur laquelle se découpe, place Vendôme, la silhouette de l’Empereur. L’arrivée du couvre-feu jette sur la ville une chape de silence. Le sourd ronron que la grande ville fait encore entendre au cœur de la nuit s’est tu lui aussi. Mutisme rompu seulement à l’approche de l’heure critique par les voyageurs des dernières rames de métro, que dégorgent en masse les stations et qui s’égaillent vers leur domicile, au bruit de leurs pas pressés que scande le toc-toc des semelles de bois « compensées » des femmes. Les minces faisceaux des torches électriques balayant l’asphalte percent l’obscurité, minuscules images inversées des projecteurs de D.C.A. qui fouillent le ciel pendant les alertes. C’est alors un feu d’artifice géant, les fontaines lumineuses, le grand jeu de la Flak (abréviation du mot allemand « Fl ieger a bwehr k anone » signifiant canon antiaérien), tonnant et crachant de tous ses tubes, quelques-uns installés en plein Paris, pour tâcher de cueillir au passage l’ « express de Milan », comme la rancune des Parisiens a baptisé les escadres de la R.A.F. en route pour bombarder l’Italie du Nord. 

Un vieux matelas – Un vieux matelas devient une véritable mine pour qui a besoin de laine. Il ne reste plus ensuite qu’à la faire filer. Ce qui est possible en certains ouvroirs. 

B) Evènements subis directement par nos grands-maternels et notre mère : violences de la Gestapo et bombardement sur Noisy-le-Sec les 18 et 19 avril 1944 

 1) La Gestapo 

Notre mère a été défenestrée, au domicile, par la gestapo à l’âge de 11 ans (heureusement qu’elle a pu se rattraper, mais elle a tout-de-même gardé toute sa vie une grosse cicatrice à son bras), ces derniers cherchant avec vigueur notre grand-père qui avait heureusement réussi à se cacher. Notre grand-père maternel était un militant communiste (« Cellule de Merlan », dont il en sera le secrétaire après la guerre), il était également « résistant non-armé » au niveau local, en lien avec le réseau de résistance du secteur : il était donc activement recherché par la gestapo. 

 2) Le bombardement d’avril 1944 

Maman m’a raconté le bombardement qui a eu lieu à Noisy-le-Sec durant la nuit du 18 au 19 avril 1944. Elle m’a expliqué l’objectif des troupes alliées anglaises de viser la Gare de Noisy le sec : elle a gardé en mémoire pas mal de détails entre-autre elle m’a raconté les dommages collatéraux que le bombardement avait produit. Le 18 avril vers 23 heures, des vagues successives d’avions alliés lâchent près de 3.000 bombes (d’un poids variant entre 250 et 500 kilos) en moins de 25 minutes, dont plusieurs projectiles à retardement. Leur objectif était d’atteindre le chemin de fer et la gare de triage. Un déluge de feu qui change à jamais la configuration de la ville et traumatise ses habitants : 25 minutes d’enfer pour toute une génération de Noiséens dont nos grands-parents et notre mère.

La ville est sinistrée à plus de 75% : 500 maisons sont totalement détruites et 2.500 très endommagées ainsi que presque tous les bâtiments publics. Il y aura au total 2.800 sans logis. La commune fut déclarée « ville morte » par le Gouvernement de Vichy le 5 août 1944, confirmé par décret préfectoral. Le nombre des victimes s’élève à 464 morts et 370 blessés graves.

Devant cette fatalité, les Noiséens refusent d’abandonner leur quartier et leur ville et décident de rester. Au-delà du choc causé par la destruction presque totale de Noisy-le-Sec, le traumatisme des habitants est lié au fait que la ville a été bombardée par des tirs alliés. Ils visaient la Gare de triage (à proximité immédiate de la rue de Merlan) afin de désorganiser et ralentir la logistique allemande à quelques semaines du débarquement en Normandie. Le manque de précision des largages, effectués à haute altitude pour éviter la DCA, fit donc d’énormes dégâts. L’offensive aérienne de la « Royal Air Force » avait été relayée par le message de la BBC : « Les haricots verts sont secs ».

Noisy-le-Sec est l’une des gares les plus importantes de la région parisienne ou transitaient des milliers et des milliers de trains, dont aussi des trains de la mort qui partaient vers les camps nazis, trains de ravitaillement, trains pour amener les renforts allemands. Dans le cadre de la préparation de l’opération du débarquement en Normandie qui allait se dérouler le 6 juin 1944, il était stratégique de détruire l’important « centre ferroviaire de l’Est-parisien » qu’était Noisy-le-Sec. Cette offensive détruisit totalement le triage, endommageait gravement les ateliers ferroviaires. Globalement, la rue de Merlan a miraculeusement été épargnée (ce qui me permet aujourd’hui de rédiger cet article…). Pour le courage de ses habitants, la commune de Noisy-le-Sec, fut décorée de la Croix de guerre avec palme.